J'ai proposé à Fabrice de l'inviter sur ces pages pour nous faire part de sa recherche très intéressante et pertinente sur ce dessin de Cigoli. Cela vient en écho à mes articles et recherches passées sur Rubens et les complètent admirablement. Merci à lui d'avoir accepté de partager cet article. Je lui laisse donc la parole.
Cigoli et la technique des 3 crayons :
Le dessin a été l'un des premiers modes d'expression artistique de l'Homme, ainsi que l'attestent les peintures rupestres que l'on trouve dans les grottes préhistoriques. Il fut également considéré par Giorgio Vasari, artiste renaissant italien du XVIème siècle, comme le père de la peinture, de la sculpture et de l'architecture.
De manière globale le dessin, par opposition à la peinture regroupe l'ensemble des représentations graphiques, obtenues soit à l'aide de medium secs (comme le fusain, les craies naturelles, le graphite), soit en privilégiant la ligne au détriment de la tâche de couleur (dessin à la plume, au pinceau...).
L'exemple exposé ici met en valeur la technique appelée "des trois crayons". Il s'agit, dans la plupart des dessins relevant de cette technique particulière, de l'utilisation conjointe de la pierre noire, de la sanguine et de la pierre blanche, le plus souvent sur des papiers teintés, qu'ils soient apprêtés par l'artiste ou teintés lors de sa fabrication.
Cette technique, dite des "trois crayons", est le fruit et l'aboutissement de décennies de recherches en dessin de la part des artistes italiens du XVème et du XVIème siècles.
La première de ces pierres, la pierre noire, est utilisée progressivement et dans un premier temps elle ne joue qu'un un rôle secondaire. Son utilisation sert en effet de tracé préliminaire pour le dessin à la pointe de métal, et elle ne sera utilisée seule et pour ses mérites propres qu'à partir de la fin du XVème siècle. Ceci s'explique en partie du fait que la taille des papiers va en augmentant, car l'expansion parallèle de la peinture à l'huile vers cette époque permet des gestes plus amples, faisant ressentir le besoin de dessiner plus grand. De ce fait, la précision des pointes de métal n'est plus de mise et les artistes privilégient de plus en plus l'utilisation de pierres qui réagissent à la moindre inflexion de la main, produisant des lignes expressives et de riches dégradés.
Raphaël a par exemple beaucoup utilisé la pierre noire dans ses dessins pour représenter de manière fidèle la morphologie humaine à l'aide d'un répertoire de valeurs très subtiles. Mais il a également souvent ajouté un mélange liquide blanc pour rehausser ses dessins. Or cette manière de procéder se rapproche de la technique des trois crayons, puisque une des caractéristique de cette technique est de faire ressortir les valeurs claires sur des fonds sombres; la teinte du papier représentant les valeurs moyennes du sujet. Des artistes comme Frederico Barocci ou Michelangelo Anselmi ont par la suite utilisé la pierre noire conjointement à la craie blanche sur des papiers teintés afin d'exprimer de manière saisissante les subtilités du jeu de l'ombre et de la lumière sur les formes tout en simplifiant grandement l'expression de leurs dessins, sans en ôter la justesse.
Si la pierre noire a rencontré un succès certain auprès des artistes, la pierre sanguine quant à elle a d'abord été considérée simplement comme un outil pour les fresques murales, mais non de dessin. C'est du fait de sa manipulation délicate (laissant un trait indélébile et impossible à fixer avec 1480) et de son incompatibilité avec les pointes de métal. Pourtant des artistes tels Léonard Da Vinci en premier, puis Raphaël et Andrea Del Sarto par la suite qui ont su donner à cet outil sa place parmi les medium à dessiner. Une fois maîtrisée la sanguine produit des teintes incomparables pour les nus et les portraits.
La craie blanche ne fait son apparition dans le domaine du dessin qu'à partir du XVIème siècle, son rôle dans le dessin étant de produire des rehauts sur des teintes sombres afin de faire ressortir les lumières du modèle, et ce, au même titre que les mélanges aqueux blancs utilisés auparavant.
La technique de la sanguine, centrale dans la technique des trois crayons, trouvera ses adeptes également au nord de l'Italie; Andrea Del Sarto l' important en France lors d'un voyage. Ainsi des artistes tels Watteau au 17ème ou Boucher et David au 18ème ou également Abraham Bloemaert en Hollande vont affiner la technique des trois crayons et l'amener à une sorte de perfection picturale. Cette technique perdra plus tard du terrain du fait d'un choix grandissant de medium s'offrant à l'ariste comme les mines de plomb ou le crayon graphite.
L'auteur de l'œuvre présentée ici, Ludovico Cardi, dit Cigoli est un artiste de la renaissance italienne, né dans une commune toscane nommée San Miniato en 1559 et mort à Rome en 1613. Il fut un architecte en plus d'être peintre. Rattaché à l'école florentine, il fût disciple de Alessandro Allori, lui même disciple de Bronzino II et de Michel-Ange. Artiste contemporain de Frederico Barocci et Guido Reni, Cigoli fut actif à une période charnière entre le style maniériste, caractérisé par son exaltation du geste dramatique dans la peinture ainsi qu'une recherche de pureté dans la ligne, et le style baroque naissant. Bien que rattaché au style maniériste, Cigoli s'affirma davantage dans une "contre-manière" impulsée par Santi di Tito, affichant un retour au naturalisme du style classique.
L'œuvre présentée ici est un dessin réalisé au format paysage qui mesure 42,5 cm x 30cm. La technique utilisée est celle dite des trois crayons: pierre noire et sanguine rehaussés de craie blanche, sur un papier gris-vert. Ce dessin représente une jeune femme allongée, visiblement dans un lit puisque un drap enveloppe en partie son corps. Une partie du drap se soulève, dû peut-être à un coup de vent.
Le corps de la jeune femme occupe quasiment la totalité de l'espace pictural et les masses du dessin sont habilement distribuées. Notons la présence du drap soulevé qui vient parfaire l'équilibre des masses. Cigoli joue sur les alternances de valeurs afin de mettre certains éléments en valeur: le visage, le haut du corps, les mains et la jambe droite. Ces éléments semblent s'inscrire dans un triangle allant de la jambe droite vers le haut de la tête de la jeune femme, puis rejoint le coude gauche et repart vers la jambe droite.
Le téton du sein gauche semble être le point focal de ce dessin du fait de son placement central par rapport à trois éléments (tête, main gauche et main droite), mais aussi parce que c'est l'élément le plus en lumière de dessin. Cette scène est singulière car nous sommes au même niveau que la jeune femme, or si nous étant debout nous regardions une personne endormie, la perspective de la scène serait différente.
D'un point de vue technique le dessin est tout à la fois exécuté de manière spontanée et nerveuse, tout en réservant des passages plus travaillés. Comme nous l'avons dit dans la première partie, la pierre noire permet des inflexions délicates de la ligne révélant un répertoire varié d'expressions. Une comparaison des deux mains montre un traitement différent dans un même dessin. La main gauche est traitée délicatement avec des passages de valeurs progressifs et une ligne épousant les formes, tandis que la main droite semble mal définie avec des lignes répétées comme davantage pour saisir un mouvement plutôt qu'un sujet.
Cette différence de traitement se retrouve dans l'ensemble du dessin, alternance de parties très définies et d'autres rapidement esquissées.
Ce dessin présente de forts colorés. La pierre noire laisse des traces grises et froides, tandis que la sanguine et la craie blanche laissent des traces chaudes et lumineuses. Ceci est particulièrement visible en comparant les mains de la jeune femme avec son buste et son visage. De plus l'artiste a volontairement traité la draperie de manière sombre afin de ne pas interférer avec le centre d'intérêt de son dessin: le buste de la jeune femme; à ce titre il a d'ailleurs semble-t-il volontairement rabattu les tons de la jambe droite, en additionnant sanguine et pierre noire.
Le traitement à la fois relâché et précis du dessin suggère à la fois le calme et l'agitation. Les traits expressifs et nerveux apportent une dynamique, voire un tension qui semble accentuée par la scène elle-même: la main droite semble prise de mouvement alors qu'un coup de vent soulève le drap de la jeune femme endormie.
Pourtant la pose, qui suggère une certaine immobilité ainsi qu'un visage impassible amène à penser que la jeune femme est en plein rêve, comme détachée de ce qui se passe. Cette impression est d'ailleurs renforcée par le caractère irréel de ce dessin - la scène n'étant pas vraiment définie dans un lieu du fait de l'angle de vue singulier choisi par l'artiste.
Malgré l'absence d'expression du sujet - caractéristique du style maniériste- le dessin est chargé d'émotion. Ceci provient peut-être du fait de l'alternance de traits nerveux et d'autres plus subtils, mais probablement aussi parce que le centre d'intérêt du dessin est le buste, abritant le cœur de la jeune personne allongée, siège des émotions dans la culture occidentale.
On peut donc constater dans ce dessin que tous les éléments d'une œuvre achevée sont présents, du fait non seulement de la grande virtuosité graphique de l'artiste, mais également par la portée émotionnelle du dessin, élément moins souvent présent dans des dessins plus descriptifs, qui sont arrivés à notre connaissance. Nous pouvons supposer qu'il s'agissait là d'un carton, dernière étape avant la réalisation d'une œuvre finie, peut-être dédiée à la fameuse Villa Borghese, abritant tant de joyaux de cette période artistique que fut la renaissance italienne.
Fabrice W.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire